C’est très simple mais un peu subtil quand même… Premièrement, en grec ancien, drama signifie « action ». Deuxièmement, le suffixe – urgie, renvoie à la notion de « travail » au sens mécanique du terme comme dans « sidérurgie » (le travail du fer), « plasturgie » (le travail du plastique), « liturgie » (le travail du peuple : la liturgie est ce qui rassemble le peuple et assure sa cohésion à travers un ensemble de rites), etc.Bref, la dramaturgie, c’est donc le travail de l’action. L’action est la matière première du dramaturge, le matériau qu’il va s’efforcer de modeler, de sculpter, de découper, d’assembler pour en tirer un récit dans lequel on voit ou on entend les personnages agir directement (à la différence de la littérature où ce qui compte c’est la « lettre » – littera – , c’est-à-dire les mots écrits sur le papier, l’art de raconter avec des mots).
Qu’est-ce qu’une « action » au sens dramaturgique du terme ?
Une fois qu’on a dit ça, en effet, on n’a rien expliqué du tout. Car ce qu’il est compliqué de comprendre, en général, c’est précisément cette notion d’« action ». Certes, comme dans la vie de tous les jours, cela peut être, tout simplement « ouvrir une porte » ou « donner une baffe », par exemple. Ce genre d’actions ponctuelles font partie intégrante de la dramaturgie, elles constituent elles aussi la matière première sur laquelle travaille le scénariste. Mais ce qu’il faut bien comprendre, c’est que, au cinéma comme dans la vie, toutes les actions n’ont pas la même valeur ni la même importance.
Tant du point de vue de l’intensité que de la durée, il existe en quelque sorte une hiérarchie des actions et le travail du dramaturge consiste précisément à organiser ces actions, non seulement d’un point de vue chronologique mais surtout et avant tout, par ordre d’importance en termes de durée et d’intensité. Et ce qu’il faut savoir c’est que, dans le jargon de la dramaturgie le terme « action » est aussi tout simplement synonyme d’« intrigue ». Une histoire écrite pour le théâtre ou le cinéma, c’est généralement le récit d’une seule grande et belle action (dans le roman c’est un peu moins strict mais c’est souvent le cas aussi).
Par exemple, toute l’histoire de l’Odyssée peut se résumer à une seule action : Ulysse rentre chez lui. Ensuite, bien sûr, cette action va se décomposer en une multitude d’autres actions (Ulysse affronte le Cyclope, Ulysse essaie d’échapper de l’Île de Circé, Ulysse résiste à l’appel des Sirènes, etc.) et même en actions très ponctuelles et très brèves (Ulysse plante sa lance dans l’œil du Cyclope, par exemple…) mais l’important, c’est qu’il y a une action principale (l’intrigue) qui assure l’unité de l’histoire et qui est la véritable matière première sur laquelle travaille le dramaturge.
Comment rendre le récit d’une action palpitante ?
Eh bien, précisément, c’est cela le boulot du dramaturge. Un mec comme Charlie Chaplin, par exemple, était capable de vous tenir en haleine pendant quinze minutes avec une action aussi banale que « ouvrir une porte ». Le mec galère pendant quinze minutes à ouvrir une putain de porte et pourtant on ne s’ennuie pas une seconde ! La porte ne s’ouvre pas alors il s’accroche à la poignée et commence à marcher sur la porte à la verticale pour pousser avec les jambes puis il fait une galipette et se retrouve la tête à l’envers toujours accroché à la poignée alors il fait la même chose dans l’autre sens puis, finalement tout ça lui donne le tournis et il ne sait plus où il en est mais, pendant qu’il tourne le dos à la porte, celle-ci s’ouvre toute seule en grinçant. Tout content, le gars remet son chapeau et s’apprête à passer la porte mais elle lui claque au nez et c’est reparti pour un tour de galère. Ben voilà, en gros c’est ça la dramaturgie : c’est l’art de travailler, de modeler, de sculpter une action pour la rendre aussi belle, drôle et / ou captivante que possible. Il faut constamment relancer l’intérêt du spectateur pour l’action que vous êtes en train de raconter et c’est pour cela que l’on a besoin de concepts bien connus qui sont en fait des outils à l’usage du dramaturge, tels que :
- le protagoniste (le proto-agoniste ou « premier acteur » est celui qui porte l’action principale)
- le suspense (le protagoniste parviendra-t-il à accomplir l’action principale?)
- l’antagoniste (l’anti-agoniste donc celui qui s’oppose à l’acteur de l’action)
- le conflit et les obstacles (si l’action ne pose pas de problème, il n’y a pas d’histoire…)
- l’enjeu (que risque le protagoniste s’il ne réussit pas à accomplir son action?)
- la tension dramatique, l’empathie, l’émotion, l’ironie dramatique, le « coup de théâtre », le deus ex machina, etc.
Scénario et dramaturgie
L’action est donc la matière première sur laquelle travaille le scénariste. En effet, un scénario, avant d’être un scénario, c’est d’abord un synopsis, c’est-à-dire une action principale qui se décompose en une succession d’autres actions très clairement hiérarchisées et qui sont toutes liées entre elles par une logique de cause à effet. C’est parce qu’il a tué le Cyclope qu’Ulysse, victime de la fureur de Poséidon (l’Antagoniste), n’arrive pas à rentrer chez lui malgré toute la volonté et l’énergie dont il fait preuve.
Toutefois, dans un scénario, toutes les actions ne sont pas forcément immédiatement connectées au réseau d’actions qui contribue à rendre « intéressante » l’action principale. Dans un scénario, il y a parfois des actions « gratuites » qui peuvent paraître anecdotiques. Si on les supprime, l’histoire n’en devient pas bancale pour autant.
Prenons, par exemple, le cas d’un personnage qui ouvre une porte pour sortir. Probable que si l’on coupe la scène avant qu’il ouvre la porte, cela ne changera pas la face de l’histoire. Inévitablement, il y aura forcément des actions non signifiantes dans un scénario, des actions qui sont là uniquement pour « meubler » comme on dit. C’est ce genre d’action qu’Yves Lavandier appelle de l’« activité ».
Toutefois, toutes les actions « gratuites » ne sont pas nécessairement insignifiantes et, à la différence du pur dramaturge qu’est l’auteur de théâtre, le scénariste peut se payer le luxe de ralentir l’action, voire de la suspendre carrément momentanément ou bien d’utiliser ces actions anecdotiques pour suggérer autre chose qui dépasse la pure rationalité du principe de cause à effet.
En effet, tout ce qui n’est pas action dans un roman ou dans un scénario est description et concourt donc à créer une ambiance, une atmosphère. Par exemple, un scénariste peut très bien consacrer un long paragraphe à décrire le décor d’une scène et l’activité, non-signifiante, des personnages. Et plus il le fera, plus le film sera comme on dit « contemplatif », c’est-à-dire quasiment dépourvu d’action.
De plus, une action anecdotique peut parfois nous fournir des renseignements essentiels sur l’histoire mais qui ne font pas forcément avancer l’action. Par exemple, prenons le cas d’un personnage qui ouvre une porte puis la referme aussitôt. Peut-être que cette action est anecdotique par rapport à l’action principale et n’apporte rien à l’intrigue mais elle permet de décrire l’état émotionnel du personnage, de nous faire sentir en lui un trouble, une hésitation. C’est purement descriptif, mais pas forcément inutile, en termes d’impact sur le spectateur : c’est ce qu’on pourrait appeler une « action caractérisante ». Elle a pour fonction de décrire le personnage, de dresser de lui une sorte de portrait moral et psychologique.
Enfin, il y a des actions anecdotiques purement descriptives qui permettent aussi de donner une dimension symbolique à l’histoire. Par exemple, pour raconter l’histoire d’une fille perdue dans une forêt, on va nécessairement filmer la forêt (description) et des actions anecdotiques du style un serpent qui s’éloigne en rampant dans l’herbe, un oiseau qui s’envole d’une branche, etc. Ce sont des actions qui, là encore, contribuent à créer une atmosphère et qui peuvent aussi nous renseigner, par la grâce de pulsions symboliques inconscientes, sur l’état émotionnel du personnage…
Écriture et mise en scène
Mais nous touchons-là à la limite du travail du scénariste qui, à un moment donné, doit passer le relais au réalisateur, lequel, plus que tout autre, va prendre la main sur cet aspect purement visuel, descriptif et symbolique de l’histoire, grâce au choix des décors, à la direction d’acteurs, au découpage technique, etc.
Toutefois, il est intéressant de constater qu’au-delà de la dramaturgie pure, qui est véritablement son cœur de métier, le scénariste a la possibilité d’orienter quelque peu le travail de mise en scène dans son écriture grâce, justement, à tout ce qui est description et actions anecdotiques. Mais c’est peut-être justement aussi à cause de cette frontière floue que son travail n’est généralement pas reconnu à sa juste valeur et que les réalisateurs se permettent souvent de tout remanier à leur guise…
A méditer… !
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